Plastique
La société de consommation. Un terme dégoûtant qui grince à l’oreille, réduisant une humanité pourtant humaine à un amât de tentations morbides, de possessions vides, d’attirances maladives et inconscientes vers l’inutile. Ce sont nos cours d’histoire qui ont généré, à travers la bouche postillonnante d’un professeur au poing révolté, notre allergie à cette notion, afin de bien nous préparer au mal-être engendré par notre inclusion dans la société de consommation, couplé au sentiment de viol qu’elle nous impose. C’est une catastrophe. Nous sommes en mesure de nous détester, d'autant que nous sommes en mesure de consommer comme des ogres soumis à une faim faussée par l’illusion. Il n’est plus question d’une bouffée d’aisance générée par une croissance économique excessive post-guerre, il n’est plus question d’abandonner les tickets de rationnement au profit d’un supermarché superconfort, ni d’acquérir après des heures de temps perdues des machines ultraperformantes en même temps qu’une forme de liberté notable. Non, aujourd’hui, nous n’avons plus ce plaisir-là, puisque nous n'avons pas connu pire. Nous le faisons par habitude et le développons même ; aujourd'hui, nous pouvons déclarer avec fierté l'arrivée de la petite nouvelle : la société consommable. Il n’est plus question de matérialité, bien au contraire.
Alors que nous avions dès lors un rapport avec les produits de consommation effectivement excessif, nous voilà confrontés à une forme de consommation tout autre, et, à mon sens, bien plus grave. L’essor des voies de communication virtuelles, réseaux sociaux, e-mails, portable, tablettes et j’en passe, a formé une seconde planète toute semblable, pleine de galeries de toutes tailles, creusées à une rapidité déroutante, si bien qu'elles sont mal faites et s'écroulent en permanence. D’un côté à l’autre d’une Terre toute petite. Facile de communiquer avec l’autre bout du monde lorsqu’il est juste là ; si l’on ferme les yeux sur la petitesse qui en est imposée à ses habitants. Il est devenu si simple de communiquer que nous n’en prenons plus la peine. L’organisation ne s’opère plus que sur le terrain. Les informations qui circulent sur le réseaux sont externes ou bien strictement personnelles donc inutiles. Rares sont les conversations véritables, les échanges ; les partages sont brefs. Il est fatiguant d’écrire sur un clavier. Mais, comme on a tout de même un moyen de communication bien moins fatiguant que de se déplacer, on ne se déplace pas. De fait, on ne communique pas.
Et ce manque de communication véritable empoisonne littéralement le rapport humain, qui pourtant est considéré comme facilité par ces galeries. Jacques Delors disait que « la société de consommation a privilégié l’avoir au détriment de l’être. » Je rajouterais que la société consommable a privilégié l’illusion au détriment de la réalité. Plus question de privilégier le timbre de voix d’une personne, sa présence, ses expressions. Tout notre panelle de connaissances est résumé aux mêmes signes : des lettres. Vingt-six brefs coups de pixels, quelques points de ponctuation, une tête jaune par-ci, par-là. Que ce soit votre patron, votre femme ou votre grand-mère, ils passent par le même filtre. Et cette sensation d’anonymat relatif, en vérité, nous arrange bien. Qu’il est accessible de blesser ou de flatter ; que les limites entre le correct et l’incorrect sont poreuses lorsque l’écran s’occupe de nous ; qu’il est aisé de couper d’un clic tout lien avec une personne que nous n'aimons pas plus que ça. Qu’il est attirant de n’avoir aucun scrupules à ce point. Mais une fois de retour dans la réalité, devant une machine humaine capable d’expressions et de riposte, qu’il est dérangeant de constater combien la limite est plus nette et plus douce. Plus humaine, en somme. C’est terrifiant. Quelles peuvent être -doivent être les limites? On ne sait plus, alors on se recroqueville et le courant ne passe pas, même pas avec un ami de longue date qu'on n'a pas vu depuis quelques temps. Peut être avons-nous changé...?
Mais, miracle : l’énergie qui circule dans la société s’autogère et permet à cette dernière de fonctionner même en milieu hostile. La société de consommation s’est donc généralisée de façon à former ses petits soldats comme des êtres autoindépendants, qui se plaisent suffisamment dans ces rapports de consommation froids et terriblement inexistants. Le passé virtuel n’existe pas, les expériences virtuelles sont évanescentes, faibles et semblables. Qu’avez-vous à raconter à ce bout de viande émotif? Les rapports réels reposent sur peu de choses. Ce sont des rapports jetables. Des relations en plastique. Nous préférons ne nous engager en rien, connaître du monde quite à ne pas jouir d’affinités spécifiques, au profit de relations simples et jetables. Effectivement, c’est confortable. Mais on ne prend pas le temps d'être bien avec quelqu'un. Passer la soirée avec un inconnu, ne plus jamais le revoir ; c’est une pratique courante. C’est une pratique vide. Les personnes que l’on appelle amis sont renouvelées régulièrement, puisqu’il est bien connu qu’il est bon de connaître du monde. De même pour les relations de couples. L'effroi face à l’engagement et la responsabilité que cela pourrait imposer nous suggère une distance juste avant que quelque chose de profond puisse arriver. Des amis jetables, qui ont pour nous un amour jetable. Des amis jetables qui ont en tête de ressembler au plus à leurs amis jetables. Des remarques jetables pour briller en cette société jetable. Des échanges jetables d’informations inutiles et jetables. Des relations jetables, entretenues dans des soirées jetables où l’on ne s’entend pas parler. Des échanges jetables dûs à un mode de communication jetable. Une humanité jetable qui se complait dans un univers en plastique. Un univers qui ne dure jamais, un univers recyclable.
En somme, un univers grouillant d'entités qui ne peuvent pas s'aimer puisqu'elles ne se connaissent pas.
Mais, croyons à ce type de prise de recul. Nous sommes nombreux à être offusqués par cette dérive répugnante dont nous sommes les acteurs. Personne ne veut continuer à s’embourber dans cette société jetable, personne n’en tire profondément du plaisir. Il est temps d’agir pour soi-même. Comme disait Tolstoï, c’est en changeant son propre point de vue et sa manière d’agir que nous changerons les vastes choses. L’avenir est entre nos mains, celle de la génération virtuelle, précisément celle qui est la plus à même de s’en révolter.